LES VALISES |
Pour les mémoires vides...
C’est une scène de théâtre. Seul. Assis. Une simple chaise. Lui seul est éclairé. Autour le noir. A ses pieds, une valise importante qu’il regarde. Il voit qu’elle est lourde. Il voit ce qui ne se voit pas : le fait qu’elle pèse. Il n’en est pas malheureux : ce qu’elle contient est ce qu’il a choisi d’y mettre mais il est fatigué, fatigué de ne pas la porter à tel point qu’il ne le tente pas. Il est assis à regarder sa valise indéfiniment.
La lumière se déplace, le laissant dans le noir et révélant une femme debout appuyée contre un mur. Une valise est posée près d’elle. Dès qu’elle est éclairée, la femme bouge et se dirige vers l’homme. Elle le regarde, voit la valise et tend la main pour la soulever. L’homme dit NON, une fois, peut-être un non pour elle par peur qu’elle n’échoue à la soulever et ne se fasse mal, peut-être un non pour lui par peur que la valise en bougeant ne s’abîme. La femme n’entend pas le non tellement elle est prise dans l’incapacité à retenir cette main d’elle qui se tend vers la valise, elle la soulève si vite, si légère, légère qu’elle en fait comme un pas de danse puis un tourbillon sur elle-même, des tourbillons qui soulèvent son imperméable, laissant deviner sa nudité. L’homme sourit, l’homme rit à la voir si mouvante, si émouvante. Il est toujours assis. La femme cesse brutalement les tourbillons, son regard s’arrête sur sa propre valise. On sait à cet instant qu’elle voit ce qu’elle a toujours vu : sa propre valise lourde impossible à soulever. Elle pose celle de l’homme et rejoint sa place debout contre le mur mais cette fois sans arrogance, tête baissée. Il y a un temps, un temps court qui semble long où l’homme reste assis puis se lève à son tour pour la rejoindre. Il prend la valise de la femme, la soulève, sourit, la passe d’une main à l’autre en la lançant de plus en plus haut en l’air. La femme sourit, rit et dit OUI OUI OUI indéfiniment le temps que dure le jeu.
L’homme prend la main de la femme, puis de l’autre main, il tient fermement la valise, presque trop sérieusement d’un coup. Elle aussi a le visage sérieux. Ils marchent vers sa valise à lui restée près de la chaise. La femme la prend fermement dans la main. Ils se retournent dos au public. On pourrait penser qu’ils s’en vont, qu’ils quittent cette scène qui pourrait être un hall de gare… Ils se retournent, ils regardent le public. C’est comme si ils ne pouvaient le quitter, c’est comme si ils attendaient un mot de lui. Ils restent debout un certain temps, lui tenant sa valise à elle, elle tenant sa valise à lui… puis ils avancent vers la chaise, toujours main dans la main. Je ne sais pas lequel des deux s’assied en premier, c’est à peine perceptible. Ils s’assoient côte à côte sur la même chaise, serrés, un instant, ils ont l’air heureux, d’un bonheur qui les exclut au public. Ils regardent leurs valises, les posent de chaque côté de la chaise. Soudain leurs visages sont neutres, ils n’ont plus l’air d’attendre. Ils sont assis. Le rideau descend.
Je vous ait dit une scène courte, en fait, c’est une chorégraphie. Toutes les expressions sont celles des corps, immobilité, mouvement, expressions des visages. Les seuls mots NON OUI seraient voix off.
-Pourquoi la femme est-elle debout en opposition à l’homme assit ? Elle est debout parce qu’elle est déjà « un peu » partie de cette valise lourde à porter. Prête à bondir, le corps comme un arc mais prenant appui contre le mur. Cela ne veut pas dire, je ne pense pas qu’elle pourrait partir sans sa valise, je ne le crois pas… Elle est comme Antigone, stimulée par l’impossible, rebelle alors que lui accepte même s’il en est fatigué. Elle a cette avance là du mouvement immobile qui ne lui sert à rien.
-La fin est terrible ? Pourquoi ? D’aucuns rêvent d’être serrés contre l’être qu’ils aiment… d’aucuns y verront une image de l’amour voire du bonheur. Pour moi, c’est une fin tragique puisque c’est la fin de la scène. Cette Antigone n’est pas vaincue par la loi mais par l’amour. C’est l’amour qui la fait s’asseoir… n’est-ce pas cela l’amour, une expérience d’acceptation de la mort ?... Quand elle est rebelle, elle est dans le noir, en recul d’elle-même et de l’autre. Là, elle sait que c’est fini parce qu’elle a vécu. Je pense vraiment qu’aimer, c’est mourir… et mourir, c’est renaître…
-Lui, reprend la position initiale mais accompagné… L’homme a la difficulté de vivre avec… la solitude lui est plus facile… c’est l’étape franchie de la séparation d’avec la mère !? Aimer, c’est re-vivre avec. Cet homme accepte parce que là, en fait, il re-dit NON. Je crois qu’à la fin, il est plus serein qu’elle. Il sait déjà que l’amour c’est la petite mort. L’étape la plus difficile pour lui est de dire OUI. La femme dit OUI facilement parce qu’elle devient logiquement femme mais à la fin, il lui est difficile de renoncer à l’illusion d’un amour qui donnerait la vie, rien que la vie, la grande vie. Illusion qu’elle porte par sa capacité à porter un enfant.
-Dans le tourbillon où elle porte la valise de l’homme, son imperméable se soulève et laisse entrevoir sa nudité… Dire l’amour, c’est abandonner son corps à l’autre. Là, elle le donne à voir. L’abandon, c’est hors champ. L’abandon, c’est toujours hors champ puisque c’est de l’ordre de l’intimité. L’intimité qui se donne à voir n’a déjà plus ce qui fait ce qu’elle est. Je réfléchissais, c’est peut-être déjà ça la rencontre, ce lieu de croisement entre le NON et le OUI de lui et le OUI et le NON d’elle qui fait le chemin de l’amour comme une invitation à aller vers la mort… la vie après le renoncement… la réconciliation…
-Et le social ? Le public, la présence, le devoir, l’attachement, la reconnaissance, les applaudissements, le rejet, l’autre soi, l’étranger, la tendresse, la haine, toutes les couleurs possibles, les nuances inventées à partir des OUI et des NON, les histoires dans l’Histoire... -Tu as écrit ça quand ?
Texte de Sophie LEFEVRE
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