LE PÉCHÉ DE DIEU |
Dans le jardin de Dieu, il y avait un pêcher. Dieu l’appela « le péché de Dieu ». Dieu, en ce temps-là, avait le goût des bêtises.
Dieu disait cet arbre est moi. Le soir, il s’asseyait sur le seuil de la demeure du monde, regardait l’arbre et ne savait plus s’il l’avait rencontré ou créé. Dieu souriait au péché de Dieu et se souvenait. Il était né du désert, de l’aridité du monde et de la souffrance des hommes. Il avait sept ans quand il vit le jeune pêcher. De cette vision-là, il n’en revint jamais. De cette vision-là, il alla vers la source indéfiniment, la source d’un seul mot enfin dans le désert des hommes, un mot écho à l’océan de ce que Dieu ressentit ce jour-là. Dieu pleura la mer et le pêcher verdit, fleurit, offrit ses fruits.
Deux ans plus tard, le jardin de Dieu était lieu de verdure, oasis de lumière et royaume d’un monde imprenable. Les murs étaient hauts, la porte étroite, le ciel vaste et la brise légère dans le feuillage du pêcher. La fulgurance du vivant unique, complexe. La vie dans le désert du monde. En ce temps-là, Dieu ressemblait à un jeune guerrier. Fier, il défendait son arbre du regard de ceux qui ne voyaient pas, il aiguisait son silence dans la présence de ceux qui n’entendaient pas. Dans le jardin, Dieu ne connaissait plus la brûlure de la sécheresse, il découvrait la faim et le froid. A neuf ans, Dieu, pour avoir moins froid, inventa une soie chaude et douce tissée de l’air quand le pêcher ondulait au vent. Il en doubla l’acier de son armure et ne trembla plus.
A neuf ans, Dieu, pour avoir moins faim, goûta la première pêche. Et il sut. Un cri dans l’aridité du monde. Par le velouté de la peau, la douceur de la chair et le sucré du jus, Dieu connut la fin de la souffrance. Dieu sut la fin de la souffrance comme une dernière souffrance, intense, en pleine conscience. Par le choc, Dieu perdit connaissance et entra en latence. Ce fut sa dernière pêche. Il ouvrit le jardin au monde. Il enleva l’armure et partit homme parmi les hommes. Il plantait des pêchers dans les jardins des étrangers, des pêchers plus beaux les uns que les autres. Il élaborait des jardins autour des pêchers, des jardins merveilleux, admirés ou incompris. En ces temps-là, Dieu riait aux éclats de ses constructions. Quand il avait l’âme à la tristesse, il disait ce n’est rien, je suis fatigué. Fatigué. Il aurait pu mourir de cette maladie-là qu’il nomma plus tard, maladie de l’éloignement à soi-même mais il ne mourut pas, il était déjà mort. C’est le pêcher qui vint…c’est le pêcher de son enfance qui vint à lui. Il avait tant et tant poussé qu’une branche effleura la joue de Dieu et le parfum des pêches venu de la nuit des temps le fit trembler. Qu’est-ce ? L’émotion…dans le vent, Dieu vacilla. Il confondit la renaissance avec la mort et il eut peur. Dieu dit non le pêcher entendit oui. Le temps de la guérison fut un temps douloureux. Le bonheur réveilla les douleurs.
Dieu fut sauvé. Il voulut sauver le monde. Heureux, il Découvrit que son jardin était devenu aussi vaste que le monde, son pêcher aussi grand que lui. Dieu sourit. Vinrent à lui les malheureux à qui il offrait une pêche, la première…encore une…encore…Dieu fut surpris, dérouté. L’afflux des malheureux était un éternel retour. Dieu doutait. Les hommes aiment-ils à ce point le goût de la souffrance ou celui de la pêche ? Les hommes, par peur de la dernière souffrance, choisissent-ils de souffrir sans cesse ?…Ou est-ce moi Dieu qui entretient la souffrance à vouloir la guérir…C’est dans ce temps du doute que Dieu nomma son arbre le péché de Dieu. L’arbre donnait de plus en plus de pêches. Dieu donnait de plus en plus de pêches aux malheureux. Le sol du jardin s’épuisait, le pêcher semblait pousser dans le désert. Dieu s’épuisait dans le désert des hommes. Parfois, violemment, il bâtissait des murs de pierre, fermait les portes de son jardin et hurlait dans le vent. C’est l’indifférence du pêcher qui le ramenait à la souffrance des hommes. Alors de toute sa puissance, il abolissait les murs et ouvrait à nouveau les portes.
Dieu avait trente trois ans quand l’enfant apporta le miroir. Des jours durant, Dieu y admira sa voyance et le pêcher prospérant dans le reflet du monde. Pendant ce temps, l’ombre résultant de la croissance de l’arbre avait tué la vie. La seule lumière venait du miroir mais déjà elle ne donnait plus rien à voir. L’enfant avait grandi. Dieu songea qu’il était temps d’abattre le pêcher. Mais comment abattre le pêcher sans mourir ? L’arbre était si vaste que Dieu se retrouverait obligatoirement dans le champ de sa chute…dans sa réflexion Dieu entrevit qu’il puisait la force d’abattre le péché de Dieu dans la robustesse de celui-ci. Dans le vertige du contradictoire, Dieu sut que sa force serait toujours inversement proportionnelle à sa volonté d’abattre l’arbre …mais le désert gagnait, Dieu retrouvait la nausée de son origine, il lui fallait agir. Dieu pensa à élaguer l’arbre mais comment élaguer ce qui est unique et multiple ? Au moindre élagage, l’arbre rebondirait de verdure orgueilleuse.
Pour la première fois de son éternité, Dieu se sentit vieux, paralysé et impuissant. Peut-être un autre Dieu dans un autre monde saurait m’aider et Dieu partit à sa recherche sur-le-champ sans un seul regard pour le pêcher, qui à cet instant même venait de perdre une imperceptible dimension. Dieu erra de par les mondes et ne rencontra aucun autre Dieu. Dieu ne connut pas le désespoir qui l’aurait rapproché des hommes car il était indéracinablement habité par le pêcher et le jour et la nuit. Dieu prit le chemin du retour. Là il vit sur trois pierres de son jardin, les mots gravés qu’il lut gravement : « Guérir n’est pas aimer, seul aimer guérit. » Quelque chose en lui le secoua. Quelque chose de son corps. Quelque chose de l’ordre de l’incontrôlable qui n’appartient pas à l’ordre de Dieu. « Mais je ne sais pas ce qu’est aimer » se dit-il à lui-même en levant les yeux vers la cime du pêcher. A cet instant même, l’arbre rétrécit doucement et sous le ciel élargi, dans la fraîcheur du vent, Dieu s’assoupit. Demain, pensa-t-il dans son rêve, demain j’apprendrai à aimer…
Dieu dormit longtemps. Longtemps est le temps nécessaire aux choses importantes qui se font. Dans son sommeil, Dieu sut que l’amour ne s’apprend pas, qu’il suffit de l’accueillir et de le laisser s’envoler comme un papillon dans l’éternel recommencement de l’imprévu. Dans son sommeil, plusieurs fois Dieu tomba mais à son réveil, il se sentit léger. Il avait la taille des hommes. Son pêcher tenait dans le creux de sa main et c’est là qu’il le mit. La luxuriance du vivant l’éblouit. Dieu se mit en marche. Il dit au pêcher « tu es le péché de l’homme-qui-marche » et il rejoignit les hommes en marche.
Texte de Sophie LEFEVRE
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